Dahomey

Un film de Mati Diop

11 septembre 20241h08

ENTRETIEN AVEC MATI DIOP

Suite au Grand Prix à Cannes, à la sélection d’Atlantique dans la shortlist des films internationaux aux Oscars et à l’achat du film par Netflix (US), vous auriez pu prendre un virage bien plus « mainstream », mais vous nous revenez avec un film plus radical qu’Atlantique dans son propos et dans sa forme.

J’ai autant été nourrie par le mainstream que par la contre-culture. Atlantique est une synthèse du brassage de mes influences culturelles. Avec ce premier long-métrage, j’ai voulu rester au plus proche de mon langage artistique tout en jouant consciemment le jeu d’une dramaturgie plus classique.
L’arrêt brutal imposé par la pandémie m’a interrogée sur le sens que je voulais continuer à donner à mon travail de cinéaste quant à sa portée politique. Tout en réfléchissant au long-métrage auquel j’avais envie de consacrer les prochaines années de ma vie, j’ai continué à travailler sur des formats assez variés. Pendant le confinement, j’ai notamment eu la chance de recevoir une commande qui m’a permis de réaliser un film toute seule, chez moi, à partir d’audios que j’avais enregistrés de ma grand-mère. Après le tourbillon assez vampirisant qu’a été la tournée d’Atlantique dans le monde, fabriquer In my room avec un minimum de moyens a été une expérience gracieuse et réparatrice qui m’a rappelé ma capacité à faire du cinéma à partir « de rien ». Un an plus tard, quand j’ai appris que 26 trésors royaux du Dahomey allaient être restitués au Bénin par la France… j’ai tout arrêté et décidé d’y consacrer un film.

Quel est le point de départ de Dahomey ? D’où est partie l’envie de faire ce film ?

Lorsque j’ai entendu le terme « restitution » pour la première fois en 2017, j’étais encore en pleine écriture d’Atlantique. En tant que cinéaste afro-descendante, ce mot a trouvé en moi une résonance profonde. Finalement cette question traverse mon travail. Mais aussi, les films que j’ai réalisés à Dakar entre 2009 et 2019 s’inscrivent dans une démarche de retour. Un retour vers mes origines africaines, vers une part de moi-même trop longtemps ensevelie sous l’hégémonie de mon environnement occidental. S’ajoutait aussi l’écho troublant entre la figure du revenant d’Atlantique (que je terminais d’écrire à l’époque) et le retour d’œuvres africaines en pays natal. Restitution, Revenance, Retour, Réparation… s’associaient dans ma tête. Aussi perplexe que l’annonce d’E. Macron à Ouagadougou pouvait me laisser, le projet d’un « rapatriement du patrimoine culturel africain d’ici cinq ans » fut un choc car je me rendais tristement compte que je n’avais jamais imaginé la possibilité qu’une telle chose se produise de mon vivant et ce, peut-être, par résignation. Je ne m’étais jamais figuré à quoi une restitution pouvait concrètement ressembler et, en tentant de me le visualiser, un film était déjà en train de s’imposer à moi. J’envisageais alors d’écrire une fiction qui suivrait l’épopée d’une œuvre pillée à la fin du 19e jusqu’à son voyage de retour en pays natal en 2075… Ça ne pouvait qu’être un film d’anticipation, tant il me semblait improbable que des restitutions aient lieu dans un futur proche, que nous soyons les témoins vivants d’un tel chapitre historique.
J’avais néanmoins alerté mes productrices Judith Lou Levy et Eve Robin que si un rapatriement d’œuvres (de France vers leur pays d’origine) avait lieu, je tenais impérativement à le filmer, que nous devions rester à l’affût, nous tenir prêtes. Nous scrutions la presse jusqu’à ce que, prises de court devant l’annonce de la restitution des 26 trésors royaux d’Abomey (Bénin), prévue le 10 Novembre 2021… nous dûmes rendre possible le tournage. S’est alors engagée une course contre la montre… Demander au gouvernement béninois (qui est finalement entré en partenariat du film en nous garantissant l’indépendance que nous revendiquions) l’autorisation d’accompagner les œuvres tout en organisant toute la logistique du tournage de Paris jusqu’à Cotonou où je n’avais encore jamais été. Peu après l’enclenchement du film, j’ai décidé de créer une maison de production basée à Dakar (Fanta Sy) pour coproduire ce film avec les Films du Bal, depuis le continent.

Comment avez-vous conçu Dahomey et sur combien de temps l’avez-vous fabriqué ?

Le film s’est construit sur deux années, de 2021 à 2023, alternant phases de tournage et de montage, précisant toujours davantage l’écriture et l’articulation des différents registres de langage du film entre documentaire et fantastique. Les quatre sessions de tournage se sont alignées sur l’agenda officiel du parcours des trésors, à commencer par leur départ du Quai Branly suivi du voyage en avion-cargo jusqu’à leur arrivée à Cotonou. De retour à Paris, le monteur (Gabriel Gonzalez) et moi avons monté quinze premières minutes de film.
Le deuxième tournage à Cotonou a consisté à filmer l’installation des œuvres au sein de l’espace d’exposition du palais présidentiel par l’équipe des conservateurs béninois, dont Calixte Biah, suivi depuis le Quai Branly, et Alain Godonou, le commissaire d’exposition. Une fois cette séquence tournée, je suis restée plus d’un mois à Cotonou pour préparer le deuxième grand bloc du film axé sur le point de vue de la jeunesse béninoise sur la restitution des trésors, auquel j’ai choisi de donner la forme d’un grand débat dans un amphithéâtre de l’université d’Abomey Calavi.
Après de nouvelles phases de montage, une troisième séquence s’est tournée en 2022 ; celle de l’exposition des œuvres au palais, de la rencontre des Béninois avec leurs trésors retrouvés ainsi qu’une première séquence fantastique d’errance nocturne dans Cotonou. La toute dernière phase de tournage a consisté à filmer un deuxième débat à l’université pour combler les axes manquants, terminer la déambulation nocturne de l’esprit des trésors dans le palais présidentiel et dans la ville… En parallèle de toutes ces étapes de tournage et de montage, j’ai travaillé en collaboration avec l’écrivain haïtien Makenzy Orcel à l’écriture du texte de « la voix des trésors ».

Dahomey est un film à la frontière du documentaire et de la fiction. Dans le générique, il est écrit « écrit et réalisé par Mati Diop ». Pouvez-vous nous parler des notions d’écriture et de mise en scène sur ce film ?

Ce qui différencie le documentaire de la fiction touche surtout à la question du processus d’écriture. En plus de l’impératif que je ressentais à faire ce film, j’avais besoin, après Atlantique, de retrouver un processus d’écriture et de tournage plus libre que sur une fiction. J’aime m’affranchir des conventions de formats et l’idée d’inventer un dispositif d’écriture propre à chaque film. J’ai conçu Atlantique comme un « conte gothique ». Pour Dahomey , « documentaire fantastique » conviendrait bien. Si l’on sort du film en se demandant ce qu’on vient de voir, qu’on a traversé une expérience unique (tout en ayant été touché bien sûr), alors j’ai le sentiment d’avoir contribué à rendre le cinéma plus étonnant et plus innovant. C’est aussi ce que j’attends qu’un film me procure, d’où qu’il vienne.
En documentaire, l’écriture c’est d’abord le regard qu’on pose sur autrui ou sur une situation. L’écriture commence par le langage filmique qui traduit (ou trahit) une relation au monde, à l’autre, à soi-même. Finalement, une fois devant un film, qu’il soit un documentaire ou une fiction, la seule question c’est s’il produit du cinéma ou pas.
En me rendant au Quai Branly avec la cheffe opératrice (Joséphine Drouin Viallard) pour la première journée de tournage où les œuvres allaient être retirées des vitrines et mises en caisse, nous ne savions pas à quoi nous attendre et nous redoutions beaucoup l’environnement institutionnel du musée. Dans Les statues meurent aussi de Resnais et Marker (1953) qui était l’un des seuls films que j’avais en repère, les plans des statues touchent au sublime, c’est un manifeste politique en même temps qu’un film d’art. Je visais cette rigueur esthétique mais dans un documentaire, on ne maîtrise pas les éléments autour de nous. Il n’y a qu’une prise possible, qu’un seul endroit où se situer. C’est maintenant.

Le film décolle très rapidement du pur réel, en donnant une forme de vie – une voix – à l’une des œuvres…

Quand j’ai commencé à filmer, j’étais tellement imprégnée par la fiction que j’avais à l’esprit que j’avais une approche du réel très empreinte de lyrisme. Je posais un regard sur ce dont j’avais déjà rêvé. Le parti pris de filmer les œuvres comme des personnages dotés d’un point de vue et d’une subjectivité nous a permis, avec Joséphine, de maintenir un axe fort tout en captant toutes les autres dimensions que je voulais rendre palpables.
La dimension historique de ce moment portait une dimension mythique que je voulais retranscrire à travers la façon de filmer. Faire ressentir le poids, la densité et la texture de ce moment. Souvent le réel produit des images bien plus saisissantes que la fiction n’en génère. J’étais sidérée devant cette opération très technique qui ressemblait à une cérémonie funéraire, rythmée par la mise en caisse des œuvres au son des perceuses et des fracas du chantier. Nous étions en effet entrés dans l’ère d’intranquillité des musées. L’atmosphère était très chargée, on sentait passer chaque seconde. L’histoire changeait de sens, quelque chose s’inversait. De simples personnes s’imposent aussi parfois comme des personnages ou des archétypes mythologiques qu’il s’agit en fait de reconnaître, de sublimer. C’est le cas de Calixte Biah, le conservateur commandité par le gouvernement béninois pour accompagner les trésors en avion-cargo depuis le Quai Branly jusqu’à Cotonou.
Avant d’envisager de faire parler les œuvres, j’ai d’abord voulu rendre le plus audible possible leur silence (que nous avons recréé au montage son et au mixage avec Nicolas Becker et Cyril Holtz) qui me semblait la plus éloquente manière de restituer leur puissance. Évoquer leur part secrète, opaque et inviolable.
La séquence de l’installation des œuvres en salle d’exposition du palais présidentiel a plus particulièrement été travaillée et écrite au montage. De retour sur le sol béninois, les œuvres s’ouvrent à une nouvelle dimension d’elles-mêmes. À travers les « constats d’état » lus par Calixte, on accède à une partie de leur histoire à travers les marques du temps. Dans le même temps, ceux qui les regardent, les soignent et leur parlent retrouvent peut-être aussi une part d’eux-mêmes.

L’histoire d’un retour, les œuvres nous la racontent en langue fongbé… Pouvez-vous nous parler du choix de cette langue ? Comment et avec qui avezvous conçu cette « voix des trésors » ?

Tous les films que j’ai tournés au Sénégal sont en wolof, c’est un choix éminemment politique. Dahomey s’adresse avant tout aux Béninois qui doivent pouvoir s’entendre et se reconnaître. Aussi subjectif soit-il, le récit de la voix des trésors doit leur être restitué en langue fon, que tout le monde parle au Bénin. Fanon dit : « Parler dans sa langue, c’est exister absolument pour l’autre ». Mais c’est aussi exister absolument pour soi-même. Dahomey aborde la restitution depuis une perspective africaine qui s’adresse à l’universel, prisme que l’Occident s’est approprié.
Pour incarner encore davantage la subjectivité des œuvres, j’ai choisi de leur attribuer « une voix intérieure ». Un regard ayant à cœur de libérer ces œuvres du statut d’objet qui les enferme depuis leur rapt en les rendant à nouveau « sujets » de leur propre histoire, actrices et narratrices de leur épopée. Attribuer une parole et un propos à ces œuvres à travers l’histoire singulière de leur expropriation, c’était choisir d’évoquer la condition d’un territoire spolié, d’un peuple dépossédé, d’une communauté en quête de souveraineté.
Pour des raisons historiques, politiques (et toujours) poétiques, j’ai tenu à écrire ce récit en collaboration avec un écrivain d’origine haïtienne. La quasi-totalité des Haïtiens sont descendants d’esclaves noirs majoritairement déportés (au début du 18ème siècle) du golfe du Bénin et de l’Afrique de l’Ouest (Sénégal y compris). À partir du milieu du 18ème siècle, les populations africaines déportées sont majoritairement venues du Congo et au total avant la révolution haïtienne, elles furent majoritairement originaires d’Afrique centrale.
Au-delà du style qu’un écrivain ou qu’un poète pouvait apporter au récit de « la voix des trésors », cette résonnance haïtienne comptait beaucoup pour moi. Aussi, je cherchais quelqu’un qui puisse écrire depuis le monde de l’invisible. Lorsque Makenzy Orcel est intervenu, le montage était abouti, le récit des trésors avait déjà sa place et sa fonction précises dans le film (sous forme de cinq scènes distinctes). Je savais ce que je voulais entendre des œuvres en fonction des espaces symboliques qu’elles traversaient, mais je cherchais une langue pour le dire, que Makenzy a apportée. Il s’est beaucoup inspiré des plans du film et une fois son texte écrit, je l’ai à mon tour réadapté au film, à son rythme et à sa musicalité.
Après la traduction du texte en fon ancien, j’ai fait appel au sound designer Nicolas Becker avec qui j’ai choisi de créer la voix des trésors. L’enregistrement a eu lieu au Bénin à partir d’un mélange de voix de femmes et d’hommes aux timbres très différents. De retour à Paris, nous avons créé une texture vocale non genrée aux fréquences basses et métalliques. Je cherchais une texture à l’esthétique futuriste comme celle d’une créature d’un film de genre, qui rompe avec l’imaginaire folklorique dans laquelle « l’ancestralité africaine » est trop souvent enfermée. La musique de Wally Badarou (d’origine béninoise) contribue beaucoup à la dimension fantastique du film. Tandis que celle de Dean Blunt (d’origine nigériane) apporte une dimension plus spirituelle.

La jeunesse est au cœur de tous les films que vous avez tournés au Sénégal. Dans Dahomey, elle est à nouveau centrale. Pourquoi ce choix ?

Lorsque je dis que la question de « restitution » traverse mon travail, j’évoque précisément les films que j’ai choisi de tourner à Dakar entre 2009 et 2019. Quand le jeune Serigne, dans Atlantiques (2009) raconte à la première personne son odyssée clandestine, il devient acteur et sujet de son propre récit. En consacrant mon premier long-métrage à la jeunesse sénégalaise disparue en mer en tentant d’atteindre l’Europe, il est d’abord question de faire trace d’une tragédie contemporaine mais aussi de tenter d’en restituer sa complexité, sous sa dimension intime et existentielle. La restitution des biens culturels africains spoliés pendant la colonisation française concerne en premier lieu la jeunesse africaine, qui n’avait pourtant pas encore été entendue à ce sujet, à la fois pris en otage par la sphère politicienne ou qui restait cantonné au champ académique. Il était nécessaire de déplacer cette problématique du sommet vers la base. De créer un espace qui permette à cette jeunesse de s’emparer de cette restitution comme de sa propre histoire, de se la réapproprier. De créer un espace qui lui permette d’être entendue.

Comment avez-vous abordé cette question avec eux ?

J'ai imaginé un grand débat dans une université qui ressemblerait à un gros chantier de réflexions, donnant à entendre toutes les questions que cette restitution soulève et surtout révèle… J’ai axé le débat autour des questions d’histoire, de trace et de mémoire. La mise en scène a consisté à choisir un dispositif permettant un espace de libre circulation de la parole appartenant absolument aux protagonistes.
Avec Gildas Adannou, jeune cinéaste qui m’a assistée sur le film, nous avons lancé un casting afin de constituer une table ronde composée d’une dizaine d’étudiants, de chercheurs ou de jeunes professeurs que je voulais d’horizons et de disciplines différentes. De l’art à l’histoire en passant par l’économie ou les sciences politiques. J’ai rencontré beaucoup de personnes et mené de nombreux entretiens. Ce qu’il fallait absolument garantir, c’est que chacun défende un point de vue personnel et singulier sur la restitution des trésors. Réunir des personnes qui donneraient à entendre une variété d’opinions sur la question. J’ai choisi un lieu que je trouvais particulièrement dynamique visuellement, tant pour ses perspectives que sa lumière. Les gradins répondaient aussi à mon envie de chœur, d’agora. Avec Joséphine Drouin Viallard, nous avons réfléchi à un dispositif de tournage à trois caméras qui permettrait de faire autant exister les prises de parole que l’écoute et la vie de l’université qui continue autour.
Le jour du tournage, j’ai choisi de diffuser le débat en direct de la radio du campus pour générer davantage de tension et d’urgence chez les intervenant.e.s qui se savaient écouté.e.s par une large audience. Au-delà du tournage, il était légitime que ce débat soit partagé et diffusé au plus grand nombre. J’ai transmis à Gildas (à qui j’ai confié la modération du débat) toutes les questions que j’avais à cœur de poser à ces jeunes, à commencer par comment mesurer la perte de ce dont on n’a pas conscience d’avoir perdu ?